Interview d'Étienne Candel
Co-Responsable Master 1 et 2 Audiovisuel, médias interactifs numériques et jeux Lyon 3
Dans le cadre d’une série d’interviews sur les métiers du digital, nous sommes ravis d’accueillir sur notre blog Étienne Candel, Co-Responsable du Master 1 et 2 « Audiovisuel, médias interactifs numériques, jeux » à l’Université Lyon 3. Étienne Candel a partagé sa vision du digital avec une approche réfléchie et théorique passionnante !
Qui est Étienne Candel ?
Étienne Candel est Co-Responsable (avec Catherine Dessinges) du Master 1 et 2 Audiovisuel, médias interactifs numériques, jeux à Lyon 3. Il s’agit d’un master qui se dédouble en 2 parcours différents : le premier parcours s'intitule "Télévision, internet, réseaux" et touche aux nouvelles formes et nouvelles pratiques de la télévision ; le second, "Écritures interactives", couvre le champ des nouvelles écritures de l’audiovisuel et du numérique. Étienne Candel s'occupe en particulier de ce parcours.
Étienne Candel a débuté son parcours par des études de Lettres à l'École Normale Supérieure (ENS ULM) à Paris, complétées par l’agrégation de Lettres modernes et le Diplôme de Sciences Po Paris en majeure Administration d’État.
Suite à ses études, Étienne Candel s’est dirigé vers les Sciences de l’information et de la communication, en réalisant un Doctorat au CELSA sous la direction d’Yves Jeanneret. Il a ensuite travaillé 13 ans au CELSA, auprès du Département Marque, puis dans le Département Média. Il était alors notamment en charge du Master 2 « Médias et Numérique » (anciennement « MISC ») et Co-Responsable, avec Françoise Armand, du Master co-habilité Celsa / Ecole des Mines d'Alès (Master Communication et technologie numérique).
Habilité à diriger des recherches depuis 2015, il est spécialiste de la sémiologie des interfaces numériques et encadre aujourd’hui trois doctorants travaillant sur Tinder, sur le design numérique et sur les pratiques professionnelles du « transmédia ».
Depuis 2017, Étienne Candel a rejoint l'université Lyon 3, où il exerce dans un cadre interdisciplinaire et concentre son activité d’enseignement au profit des futurs professionnels de l’écriture et de la scénarisation.
Et maintenant, place à notre interview.
Recto Versoi : Au-delà du cadre académique, quels sont les aspects du digital qui vous passionnent le plus, qu'est ce qui continue d'alimenter votre passion du digital?
Le digital est un formidable point de vue pour étudier et questionner les médias et la communication en général.
Étudier le digital avec un point de vue communicationnel a toujours été, à mes yeux, la meilleure manière d’étudier, plus généralement, ce que sont les médias (les grands médias, les grands supports médiatiques que sont le papier, le livre, le son…).
En effet, étudier les objets techniques du Web ou de l’Internet plus généralement nous amène toujours à interroger plus largement ce qu'est un média, de quoi la communication est constituée, comment elle se construit (par exemple, la distinction contenu/relation qui est un concept incontournable en communication). Pour cela, on va avoir besoin d'aller chercher des références externes, par exemple les forums de discussion : qu'est-ce qui fait qu'un forum peut être vivace, qu'est ce qui fait que les gens s'en emparent ?
Les objets digitaux peuvent concentrer à la fois le très particulier et le très général. Cela est passionnant à étudier !
En recherche, et également en pédagogie, nous étudions par exemple ce que nous appelons les “petites formes”, comme les boutons de partage ou "le like" sur les « réseaux sociaux ». Étudier un petit objet comme le like, c'est extrêmement intéressant : comment les gens se l’approprient, comment ils le valorisent, quel est le système industriel sous-jacent (économie des données, valorisations boursières des très grandes entreprises comme Facebook ou Google)...
On peut ainsi concentrer dans une "petite forme" comme “le like” à la fois des choses qui tiennent aux usages précis des gens (le très particulier) et des choses qui s’inscrivent à l’échelle de l'industrie mondiale (le très général). Absolument passionnant à étudier !
Le digital, de par sa mutation permanente, induit une orientation pédagogique toute nouvelle, qui n'en devient que plus passionnante.
Les métiers du digital sont en mutation permanente. Ainsi, mon enjeu, en tant que professeur, est moins de former nos étudiants à des métiers (qui de toute façon n’existent pas encore) qu'à les amener à développer des compétences de polyvalence et d'adaptation. La relation pédagogique n'en est que plus passionnante. En effet on ne sait pas où on va précisément, on doit s’orienter dans un monde encore incertain.
Dans ce contexte, la capacité à cultiver de nouvelles compétences est clé. Nous ne sommes plus sur un marché du travail avec des métiers statiques répondant à une relation directe entre des savoir-faire et des pratiques. C'est pour cela que les formations universitaires sont assez appréciées par les employeurs : elles apportent un socle théorique plus adaptable, qui plus axé sur la compréhension de la dimension stratégique que sur l’opérationnalité immédiate ; ces compétences s’inscrivent donc dans le temps.
Recto Versoi : Dans un contexte digital en perpétuel mouvement, quels sont les métiers du digital les plus recherchés aujourd’hui par les entreprises ?
Je le dis sans aucune réserve : je ne le sais pas et c’est mieux ainsi ! Il y a plusieurs raisons à cette réponse peut-être un peu frustrante, sans que cela en soit vraiment une évidemment. Il est difficile de savoir ce que cherchent exactement les entreprises aujourd’hui, notamment parce qu’elles restent relativement floues dans leurs intitulés. Je pense notamment à l'intitulé de “chef de projet digital” qui est très large.
Jamais personne n'a exactement su ce qu'était un chef de projet, parce que les missions diffèrent fortement d’un contexte à un autre, et finalement, dans une seule et même entreprise, elles peuvent varier d’un projet au suivant.
L'étiquette (l'intitulé) d’une offre d’emploi n’est pas le lieu où se fait la stratégie de recrutement. La notion de compétence est désormais devenue plus centrale.
En revanche, si vous regardez les compétences et les postures attendues, c'est souvent là que s'exprime vraiment la demande des entreprises et c'est ce qui caractérise aujourd’hui les composantes essentielles des métiers. Sur ces points, les entreprises savent être précises.
Ainsi plus que dans les intitulés de métiers, les entreprises expriment des attentes très précises en listant des compétences pré-requises. Parmi les plus demandés, on retrouve :
Des compétences globales :
- Savoir lire et interpréter un brief,
- Avoir des compétences commerciales (relation)
Des compétences de conception :
- Capacité à caractériser un projet de communication,
- Capacité à analyser l’existant (cibles/audiences : clients, publics et prospects)
Des compétences opérationnelles :
- Bon rédactionnel,
- Maîtrise de la langue,
- Capacité à produire son effet.
Des compétences techniques :
- Maîtrise de logiciels (montage, post-prod, graphisme...)
- Maîtrise de logiciels de gestion de projet (Trello…)
Recto Versoi : Pour un jeune souhaitant s’orienter vers les métiers du digital, quelles compétences clés leur conseillerez-vous de développer ?
Curiosité, enthousiasme, esprit critique et ouverture d'esprit !
Plus que des compétences, je leur conseillerais de développer et d'entretenir certaines qualités, en particulier, la curiosité (via des pratiques de veille), l'esprit critique, l'enthousiasme et l’ouverture d’esprit.
Le champ de la communication professionnelle aujourd’hui n'est pas toujours très brillant. Il y a beaucoup de contenus, beaucoup de publicités, beaucoup de créations de sites web qui n'ont finalement pas grand-chose d’intéressant ; il y a beaucoup d’objets ternes ou mal conçus, mal réalisés. Cela peut fonctionner un temps car il y a une demande mais c’est toujours un peu décevant. Ce qu’on peut espérer de nos étudiants, qui vont travailler dans le domaine de la communication numérique ou de l’audiovisuel créatif, c’est qu'ils rendent ce paysage un peu moins répétitif et écrit d'avance.
La veille - pour maîtriser la culture commune qui se développe dans un secteur.
La curiosité s'exprime et se développe par la mise en place d'une veille permanente. C'est par excellence une bonne pratique. L'objectif est de ne jamais être à la traîne de l’actualité, d'être constamment baigné dans les enjeux d’un secteur. Il ne s'agit pas d'être toujours le plus innovant, le plus à la pointe, mais plutôt de maîtriser la culture commune qui se développe dans un secteur professionnel et qui y circule. La veille, c’est l’activité par laquelle on peut s’assurer d’« en être ».
L'enthousiasme, qui est très lié à la curiosité, c'est l'envie de créer. Cet enthousiasme, ce désir de créer se cultive également par l'ouverture, la participation à des conférences, à des associations professionnelles, la lecture d’ouvrages théoriques récents ou plus anciens, capables d’inspirer par la mise à distance et le recul.
L'esprit critique est également nécessaire pour décrypter le digital.
Nous sommes sur un domaine qui est très fortement valorisé, souvent de manière euphorique ou dysphorique.
Du côté du discours euphorique, technophile et naïf, se développent des discours à n’en plus finir sur l'innovation, la créativité, les start-ups. Il faut s'en méfier, c'est une idéologie, une forme de religion de l’innovation qui n'est pas nécessairement très bonne, avec beaucoup de gens qui créent des start-ups avec juste l'idée de récupérer tout ce qu'ils peuvent d'investissements et de revendre le plus vite possible. C'est une chose qui n'est pas extrêmement productive pour le pays. Il y a une survalorisation de l’innovation, qui entraîne beaucoup d’investissements pour des projets qui n’en sont pas, et qui est due à un déficit assez généralisé de pensée critique.
Du côté du discours dysphorique, il faut également savoir se méfier de certains discours. Par exemple, le discours très globalisant sur les technologies numériques comme source d’un abrutissement généralisé est tout à fait excessif et nous détourne de l'essentiel. L’essentiel serait plutôt dans le fait que l’économie des GAFA (notamment) repose sur la production non rémunérée de contenus et sur la captation de cette valeur ajoutée. Conserver une liberté d’examen et savoir déporter son regard permettent de dépasser le discours ambiant.
De manière plus pragmatique, l'esprit critique permet de se questionner sur les dispositifs de communication. C’est fondamental non seulement pour un professionnel, mais également pour un citoyen.
Une bonne pratique est également d'avoir une ouverture d’esprit prononcée à l’égard de tout ce qui permet d'approfondir et de questionner.
Cela se fait dès le lycée, via la dissertation, un outil qui permet de passer de ce que l’on pense à ce que l’on pourrait penser. Et cela s'affine par la suite, par exemple avec des lectures qui ne sont pas seulement des lectures opérationnelles ou techniques, mais aussi des lectures en sciences politiques, en philosophie, en sociologie, en anthropologie, en sémiologie...
Tout cela est utile pour cultiver, dans un esprit plus large, des idées plus grandes… et pour regarder le monde tel qu'il est avec un plus de recul et de créativité.
Mon idéologie à moi c'est quand même la créativité : qu’est-ce qui va créer de la valeur ?
Inventer une notion, un mot, une posture… comme par exemple, le média Les Jours. Ce nouveau média a inventé une forme de journalisme d’enquête et d’approfondissement, d’une part, mais en empruntant certains de ses codes à l’univers des séries télé. L’hybridité, c’est une source puissante pour la nouveauté, et, du côté des publics, pour la réussite d’un modèle.
Recto Versoi : Et dans le futur, comment voyez-vous le digital évoluer ? Quels en seront les nouveaux métiers ?
Je ne peux pas vous dire ce qui va se produire réellement.
Cependant, j'observe deux petits phénomènes depuis 2 ans :
- d'un côté, le retour ou la reconnaissance de l’humain dans la production de contenus,
- de l'autre, la production de contenus plus soigneux et plus créatifs de la part des acteurs.
C'est au final une meilleure reconnaissance des métiers de production de contenus qui s'installe : capacité à raconter des histoires, à produire des fictions.
Une marque peut véritablement avoir besoin de personnes qui sont capables de raconter de bonnes histoires : écrire une histoire, composer un personnage, faire une figure de style captatrice, un bon slogan. Ce sont des compétences quasi littéraires, des compétences d'usage de la langue et des effets qu'elle est capable de produire.
Longtemps l’innovation, dans cette idéologie très techniciste qui règne encore aujourd'hui, était dans la capacité à produire des dispositifs avec, avant tout, la prise en compte de leur dimension technique. Mais un dispositif technique sans la capacité à bien inscrire l'objet dans la culture, à le doter de sens, cela ne vaut pas grand-chose.
C'est le phénomène que les gens sont en train de vivre aujourd'hui lorsqu'ils critiquent Facebook comme une sorte de grande coquille vide captatrice. Ils reprochent ainsi à Facebook de laisser les utilisateurs faire l'essentiel du travail, de capter et d'aspirer la créativité de ses utilisateurs.
Cette créativité, nous en sommes un peu plus avares qu'avant, peut-être, parce que c'est là que se situe le nœud de la vraie production de valeur. On ne peut plus faire une campagne de webmarketing à l'ancienne avec un simple message informatif. Il faut réussir à saisir l’œil de l’internaute, l'enthousiasmer momentanément, l’émouvoir au sens fort, c’est-à-dire « le faire bouger »…
Pour les étudiants, si vous êtes capables de raconter une histoire, par exemple si vous savez faire rire votre famille, capter l'attention (que ce soit de la tchatche ou autres), vous avez peut-être un talent caché à développer. Apprenez alors à maîtriser les ressorts par lesquels les histoires nous captent.
Recto Versoi : Pour finir, pouvez-vous nous présenter votre Master en quelques mots ?
En tant que Co-Responsable du Master 1 et 2 « Audiovisuel, médias interactifs numériques, jeux » à Lyon 3, je forme des étudiants aux différents types d’écritures dans le domaine de la communication audiovisuelle et digitale, ce qui couvre : les stratégies de communication digitale orientées "contenu", la scénarisation, le transmédia, le design d'expérience. Cela peut s'appliquer à de la fiction comme à du jeu vidéo, par exemple.
Cette année, les étudiants qui ont rejoint le Master étaient, pour la majorité, très intéressés par la conception de dispositifs interactifs, et en particulier dans le domaine des jeux vidéo et des web documentaires. Le master a une dimension prononcée de conception, de scénarisation, de créativité, dans le sens invention de formats, invention de parcours pour l'utilisateur.
Les étudiants qui rejoignent le Master ont souvent des compétences techniques qu'ils ont développées auparavant (code, compétences graphiques, audiovisuelles). Ils viennent au sein du Master acquérir des fondamentaux, qui permettent de faire dialoguer des pratiques professionnelles avec des contenus théoriques.
Le Master intègre des exercices pratiques de réalisation de vidéos, de promotion de contenus numériques, de connaissances des circuits de production et de diffusion. Ce que fait Arte Creative illustre bien les concepts narratifs et créatifs qui peuvent être étudiées au sein du Master.
Les employeurs à la sortie du Master sont des agences de communication spécialisées dans la création de dispositifs de communication transmédia, des chaînes de télévision, des boîtes de production, des sociétés de conception de jeux. Nos étudiants ont deux viviers pour leurs premières expériences professionnelles : Lyon, qui a développé un très fort pôle autour de l'image et de la production, et bien évidemment Paris.
Recto Versoi : Le mot de la fin pour des lycéens qui souhaiteraient s'orienter vers le digital ?
Même si l'on apprécie les services numériques, cela ne veut pas dire qu'on « maîtrise » l’informatique.
Je leur conseille avant tout de se défier de l’impression que parce qu’ils ont 16, 17, 18 ou 19 ans, ils seraient « natifs du digital », « génération X », « Y » ou « Z ». Ces qualifications sont trompeuses. Appartenir à cette tranche d'âge ne signifie pas que l'on est forcément adepte du numérique… ni qu’on « maîtrise » les machines. Cette impression cache souvent le fait qu’en réalité on les subit.
Ces étiquettes générationnelles (Z, X, Y…) entretiennent l'idée que vous avez des compétences, alors que vous n'en avez pas, et créent de la culpabilité. Il vaut mieux reconnaître que l'on ne sait pas, acquérir de la compétence, garder un recul critique et se méfier de ces effets d'assignation.
Les vrais questions à se poser sont, à mon sens, celles-ci : quelles sont nos relations concrètes avec les machines (tablettes, liseuses, ordinateurs...) ? Que souhaite-on en faire ? Quels objectifs veut-on atteindre dans la vie (trouver l'âme sœur, se faire des amis, réussir sur le plan financier… ) ? Par quels moyens et quels outils ? Cela peut passer par les outils numériques mais ça peut en être d'autres. Il n'y a pas de prédisposition absolue à cultiver les supports numériques.
En somme, la compétence s’acquiert dans la fréquentation des supports médiatiques. Et donc : au boulot !
Recto Versoi : Merci à Étienne Candel d’avoir accepté notre invitation et pour le temps consacré.
En savoir plus : Master 1 et 2 Audiovisuel, médias interactifs numériques et jeux à Lyon 3.